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Queering the city ? Perspectives transatlantiques. Appel / CFP

 

 Se demander ce qui fabrique les rapports sociaux dans l’espace de la ville aujourd’hui, et en quoi les rapports sociaux fabriquent de l’espace, du lieu, revient à poser que la relation société / espace est à double sens. Si l’espace est le produit de rapports sociaux, inversement, loin d’être le réceptacle passif des forces sociales, l’espace – selon la trilogie « espace vécu, conçu et perçu » d’Henri Lefebvre – structure et contribue à la reproduction mais aussi à la contestation des rapports sociaux. On posera ensuite plus précisément ici la question de la relation entre genre / sexe / race et espace. Est-il possible, dans un espace urbain marqué par les rapports sociaux de résister aux contraintes, de « queeriser » la ville ? Si l’on entend le terme « queer » dans le sens où l’utilise Kath Browne1 : « qui opère au-delà des pouvoirs et des contrôles qui assurent le respect de la normativité », alors « queeriser la ville » implique de redessiner, reconceptualiser, repenser, recartographier, pour refaire les corps, les espaces et les géographies.

 Lise Nelson avance que le concept de performativité développé par Butler peut être augmenté en considérant son expérience vécue et son enracinement géographique. Nelson souligne l’importance de ces éléments dans la construction d’une résistance aux contraintes imposées à la construction de soi2. En effet, une inscription dans l’espace n’implique pas forcément une « fabrication des territoires » par des collectifs et des individus, elle peut s’inscrire dans des rapports plus souples individus / territoire, faire la construction des rapports sociaux « avec du territoire ». L’identification territoriale, l’inscription dans l’espace, le « creating a sense of place » dont parle Doreen Massey, sont-ils des stratégies possibles pour les groupes invisibilisés de « faire de l’espace », de se « l’approprier », le « queeriser3 », le « dégenrer », le « débinariser » ? En quoi ces stratégies sont-elles surdéterminées par l’intersectionnalité de genre, de race, de classe, de validité ?

La ville, parce qu’elle est lieu de pouvoir, est en même temps lieu des contre-pouvoirs. L’existence de mouvements et de stratégies de résistance aux relations de pouvoir genrées, de classe ou de race dans la ville contemporaine n’est pas nouvelle, qu’elle soit française ou états- unienne. Les historien·nes des femmes et des minorités sexuelles et raciales ont montré à quel point, en dépit des barrières physiques, légales et culturelles qui les cantonnaient à l’espace privé ou à l’invisibilité, ces groupes sociaux ont pu créer des espaces de rencontre et de sociabilité hors des espaces publics traditionnels réservés aux hommes et aux familles. Les travaux pionniers de George Chauncey sur le « gay New York » ont ainsi mis au jour l’existence de lieux de rencontre pour la population homosexuelle de la ville – cafétérias, night-clubs, dance-halls, quartiers – mais aussi de tactiques – utilisation d’un argot ou d’un style vestimentaire – pour s’identifier de manière discrète dans l’espace urbain, et cela dès le début du XXe siècle, bien avant la révolution sexuelle des années 1960. Dans le sillon des travaux de Chauncey, les historien·nes ont exhumé des oubliettes de l’histoire les quartiers gays des grandes et moyennes villes états-uniennes. En France, à partir de 1975, au sein des groupes féministes et lesbiens, se pose la question d’archiver ce qui faisait l’objet des luttes des homosexuel.le.s. Les premiers centres d’archives sont créés par des militant·es à Paris dès 1983, devenant à la fois un lieu de rassemblement de ce qui se faisait, devant la floraison de groupes et de journaux, et un lieu de visibilité et de résistance contre l’effacement de l’histoire. La France possédait une réputation libérale en matière d’homosexualité puisqu’elle avait été officiellement dépénalisée dès 1791, et que des quartiers se développèrent rapidement à Paris, en particulier pendant la Belle Époque. Toutefois l’homosexualité est réprimée dès la fin du XIXème siècle et jusqu’en 1968, l’égalité de majorité sexuelle et la fin du fichage par la police datant de 1981. Le port du pantalon pour les femmes est également interdit jusqu’en 2013, sans poursuite légale depuis la fin du XIXe siècle, tandis que le la transidentité est considérée comme une maladie jusqu’en 2010. L'artiste Michel-Marie Poulain raconte son changement de sexe dans Voilà (1934) et la déportée Marie André Schwidenhammer crée la première structure d'aide aux trans* (1965). Ces deux pionnières posent ainsi les jalons d'une visibilité sociale qui atteint un apogée avec la culture cabaret transgenre , du cabaret du Carrousel à Paris dans les années 1950-60 qui a permis à de nombreux trans* de vivre librement, sans se cacher, ni se prostituer, et dans un milieu bienveillant, aux premières marches « Existrans » en 1997 pour devenir centrale aux identités queers.

 Dans « Quartiers gays », le sociologue Colin Giraud, note que c’est vraiment aux États-Unis et au cours des années 1960 que la notion de « quartier gay » émerge sous l’effet des mouvements sociaux de contestation et des premières grandes mobilisations du militantisme homosexuel. L’urbanisation nord-américaine produit des rapports au quartier différents, et le rattachement de ces quartiers à des groupes sociaux ou ethniques spécifiques y est plus net en même temps que mieux accepté. L’idée même de « quartier gay » n’apparaît qu’au début des années 1980 en France dans le Marais.

Ces vingt dernières années, des mouvements féministes, queers et trans* ont tenté de remettre en question les « systèmes de contrats de genre localement, culturellement et temporellement construits et reproduits4 » par la gouvernance urbaine. L’association Genre et Ville tente, sous la houlette de Chris Blache, de déconstruire la dualité femme/homme pour réinvestir les espaces de la ville et de « faire évoluer les usages du vivre ensemble par une redéfinition de l’espace public et privé, tant dans sa dimension virtuelle que réelle ». De nombreux collectifs ont aussi mené – et continuent de le faire – des actions visant à faire prendre conscience de l’ampleur et des ressorts du harcèlement sexuel dans l’espace public, et à donner des moyens d’auto-défense – y compris physique – contre les violences patriarcales dans l’espace public.

 Or, les efforts pour s’approprier l’espace des femmes, des gays, des lesbiennes ou des trans* sont souvent neutralisés par la récupération par les médias et le marketing de la ville mis en place par les autorités. On posera la question du lien entre l’existence de stratégies de résistance aux normes de genre et la création de territoire dans une perspective transatlantique. Ces résistances, ces efforts pour transformer, « dégenrer », « queeriser » la ville, donnent-ils à voir une réappropriation du territoire par les femmes et les personnes minorisées ? Y a-t-il création de territoire dans et par ces stratégies ? Ce colloque visera à interroger la création de territoire que ce soit par les mouvements sociaux, par la gentrification ou par les politiques identitaires, en France et aux États-Unis. On pourra questionner notamment la validité de cette création de territoire sur le long terme et ses limites intersectionnelles (genre, race, validité...).

 Enfin, puisque le corps est aussi un lieu et une performance dans l’espace de la ville états- unienne, on pourra également s’intéresser aux stratégies de « performance » dans la ville par l’art et en utilisant la théâtralité de l’espace. Quel est l’effet de la transgression des artistes qui utilisent le corps pour casser les codes sociaux préétablis dans des performances qui visent à « queeriser » la ville, à la transformer, et à flouter les frontières de genre ? La « queerisation » de l’espace urbain requiert à la fois la transformation de l’espace et du langage, du « récit » sur la ville, de la même façon que langage et espace ont étés imbriqués dans la construction de la ville comme un espace androcentrique et cisgenre dont les femmes et les dissident·es aux normes sexuelles et de genre ont été si ce n’est totalement exclu·es du moins extirpé·es à des moments précis de l’histoire. Si les mouvements sociaux sont un bon exemple de la façon dont l’espace peut être créé ou recréé ou approprié par les « marches » et l’emprise physique sur le territoire, le langage peut également être celui de l’art. Langage au sens propre du texte, langage du corps, langage de l’image. L’utilisation du théâtre dans un but politique par exemple, la performance qui utilise le corps comme outil politique, sont également des pratiques militantes liées au territoire. Le militantisme queer et trans* s’est notoirement exprimé par la performance, le théâtre de rue ou l’activisme monumental, tandis que l’art contemporain intègre des pratiques militantes du texte, du corps et de l’image. Louise de Ville, performeuse américaine, a amené avec elle le burlesque et les ateliers drag king en France, où elle exploite et détourne les codes du genre. La « culture de bal » et le « voguing », dont les « maisons » (houses) sont des familles reconstituées autour d’une « mère » pour principalement des jeunes noir·es et latinx queers, existent depuis 1977 aux États-Unis avec la première House of LaBeijia formée par Crystal Labeija (drag queen et figure mythique du voguing).

 En France, l'artiste, danseur et DJ Kiddy Smile s’est fait l’ambassadeur du voguing à l'été 2016 avec son titre « Let a B!tch know ». Bien des artistes américain·es, de Halprin à Judy Chicago en passant par Annie Sprinkle, ont tenté de transformer l’espace et les représentations qui s’y jouent. La « marche » est une pratique politique typiquement états-unienne. Montrer l’enfermement dans l’espace domestique en « sortant la maison de la maison », ou encore cartographier ou « décartographier » la ville grâce à la pratique artistique dans l’espace public – « marches », performances, danse, théâtre, happenings – est peut-être un moyen de la « queeriser » en créant de l’espace non genré, non marqué par la classe ou l’appartenance ethnique, accessible. En France, Sophie Calle est un exemple d’artiste s’étant emparée des « marches » pour interroger la limite poreuse entre sphère publique et sphère privée.

 À l’heure de la montée en puissance des mouvements de révolte contre le sexisme et la violence faite aux femmes et aux personnes dissidentes aux normes de genre et de sexualité, les questions que l’on espère soulever par cette manifestation scientifique et artistique sont au cœur de l’actualité politique. On attendra donc des propositions de communications liées à l’histoire des mouvements sociaux ou à celle des performances artistiques en France et aux États-Unis, à la géographie des espaces queers ou des espaces contestataires, à la sociologie des mouvements sociaux liés à la création d’espace et à la résistance dans l’espace urbain, mais également des présentations d’artistes contemporain·es et les interventions de militant·es féministes et LGBTQI+. Il peut s’agir d’installations, de performances qui utilisent le corps, sexué, genré, racisé, marqué par la classe et la validité, provocant en soi et pour soi une transformation des valeurs et des normes auxquelles il refuse de se conformer. À noter que même les sessions de communications (20 minutes) plus classiques ne seront pas organisées sous la forme de

conférences suivies de questions mais donneront lieu à des discussions dans le cadre d’ateliers inspirés des techniques de l’éducation populaire5.

Proposition (titre + 500 mots + corpus ou sources bibliographiques) et courte notice biographique à envoyer à queeringthecity2020@gmail.com jusqu’au 15 septembre 2019 inclus, réponse début octobre 2019.

[1] Kath Browne, “Challenging queer geographies”. Antipode 38, p.885–93, 2006.
[2] Lise Nelson, « Bodies (and Spaces) Do Matter : The Limits of Performativity », in Gender, Place and Culture, A Journal of Feminist Geography, vol.6, issue 4, 1999, p 331 – 353.
[3] Au sens large de : hors des stéréotypes et des normes de genre et de sexe.
[4] “myriad gender contracts which together constitute gendered governance”, “local gender systems and their constituent, culturally, constructed gender contracts” Helen Jarvis, Paula Kantor, Jonathan Clarke, Cities and Gender, London and New York, Routledge, 2009, p.223
[5] Techniques dont l’objectif est de remettre en cause la démarche de transmission unilatérale du savoir d'un sachant vers un ignorant, et de favoriser la co-construction des savoirs par une diffusion de la parole parmi les participant·es.

 

 

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