Programme > Par intervenant > Niedergang Pierre

Cette intervention vise, à travers la reconceptualisation de la notion de désir en termes d'agencements spatiaux (hypothèse éro-topologique), à rendre compte de la double relation de dépendance entre les désirs sexuels et l'espace afin de fournir une base conceptuelle pour penser le rapport des subjectivités queer à l'espace urbain.

L'insistance de Michel Foucault (1976) sur le concept de plaisir au détriment du concept de désir visait à se débarrasser d'une conception internaliste de la sexualité qui en faisait un ensemble de fantasmes constituant la vérité intérieure du sujet qu'il s'agissait d'extérioriser dans la confession ou la psychanalyse. Cependant, cette épochè du désir, bien que stratégiquement efficace pour penser les déterminations sociales de la sexualité, s'appuyait sur un concept de désir déjà dépassé à l'époque de Foucault.

En pensant, avec Deleuze et Guattari (1972), le désir en terme d'agencement nous proposons de prendre en compte sa production sociale et normative en évitant de le situer dans une réalité intérieure censée précéder et conditionner la culture, que cette réalité s'appelle la nature, l'instinct, le symbolique ou le réel (Butler, 1993). Le désir n'est ni instinct naturel, ni pulsion débordant toute norme, il est plutôt le résultat normé d'agencement existant dans l'espace.

Dans une perspective dialectique, nous proposons aussi d'utiliser les concepts de percept et d'affect (Deleuze et Guattari, 1991) afin de penser la matérialisation du désir au coeur même de la matière.

Et si le désir, loin d'être conçu comme vérité intérieure du sujet, était plutôt le résultat d'un agencement spatial d'éléments a-subjectifs ou pré-subjectifs ? Le désir peut-être reconceptualisé comme une réalité du dehors qui prend forme dans l'espace autant qu'elle donne sa forme à l'espace (Ahmed, 2006).

Ainsi, la ville comme réalité matérielle apparait en interaction profonde avec le désir puisqu'elle conditionne le désir en même temps qu'elle est conditionnée par le désir. Partant de ce fondement conceptuel, nous pouvons penser concrètement les processus par lesquelles cette interrelation se met en place, c'est-à-dire les processus de normalisations éro-topologiques (dont un exemple est la transformation de Times Square décrite par Delany, 1999) et la possibilité de les subvertir. L'exemple précis qui fera l'objet de mon analyse sera celui des toilettes publiques, et plus précisément des vespasiennes parisiennes, comme lieu historique et perdu de crusing gay. Pourquoi et comment ces dispositifs sanitaires, situés dans l'espace urbain, en sont-ils venus à incarner le désir homosexuel dans une situation spatio-temporelle précise ?

Cette hypothèse montre aussi que la possibilité de subversion des normes du désir sexuel est dépendante de la possibilité d'une action sur les espaces dans lesquels circulent et par lesquels sont constituées les subjectivités sexuelles.

L'hypothèse éro-topologique permet donc de penser la subversion des normes du désir par le travail de la matière urbaine autant qu'elle permet de penser les processus de normalisation spatiale du désir.

Bibliographie indicative

AHMED, Sara, Queer phenomenology : Orientations, objects, others, Duke University Press, Durham and London, 2006

BELL, David, VALENTINE, Gill (ed.), Mapping desire. Geographies of sexualities, Routledge, London, 1995

COLOMINA, Beatriz (ed.), Sexuality and space, Princeton Architectural Press, 1992

DELANY, Samuel, Times square red, times square blue, New York University Press, 1999

DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix, Anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie I, Éditions de Minuit, 1972

DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix, Qu'est ce que la philosophie ?, Éditions de minuit, 1991

GROSZ, Elizabeth, Space, Time and Perversion, Routledge, 1995

HALBERSTAM, Jack, In a queer time & place : transgender bodies, subcultural lives, New York University Press, 2005

PRECIADO, Paul, Pornotopie. Playboy et l'invention de la sexualité multimédia, Flammarion, 2011

Notice biographique

Après des études de premier cycle en philosophie à l'Université Jean Moulin Lyon-III et de second cycle à l'université Paris-Sorbonne et après avoir enseigné deux années dans le secondaire, [je] rédige depuis Septembre 2019 une thèse à l'université Paris-Nanterre, « Normes et normalisation du désir » articulant philosophie française, psychanalyse et théories queer afin de conceptualiser les interactions complexes entre les désirs sexuels et les normes.